L'esprit du jeu

En 1961, Piero Manzoni réalise une œuvre qui ouvre radicalement l’échelle de ce que l’on considère comme œuvre d’art. Sur un parallélépipède en acier brut d'environ 1 m de côté est écrit SOCLE DU MONDE en relief. Cette « sculpture » qui peut sembler minimaliste doit être disposée en extérieur, renversée, avec ses lettres tête en bas. Pour lire « socle... », on se tord un peu le cou et on réalise alors que l'on est sous la boule appelée « le Monde »… La Terre serait donc un artefact ? Où s’arrête l'ironie ? Manzoni n'a pas pu croiser Bruno Latour mais il avait intuitivement imaginé ce que le philosophe répète désormais à l'envi. L'attention qu'il convient de porter à la Terre n'est pas liée à une inquiétude récente. L'humanité « sait » depuis au moins deux siècles sans n’en tirer aucune leçon politique, que la Terre est une pièce unique, un objet fragile sur lequel nous sommes en équilibre. « Atterrir » prend donc inéluctablement la signification d'une conscience critique et vitale. Mais comment atterrir avec la tête en bas ? Voilà une question que pose sans relâche le travail à ciel ouvert de François Klein. « Tout bascule [...], non seulement les frontières géopolitiques, mais celle de la perspective. Cul par-dessus tête ! La déconstruction est celle des apparences et des apparitions de l'art, ou encore celle de la soudaine transparence du paysage »[1].

François Klein est né en 1961. La coïncidence est amusante pour une biographie, mais l'évocation de Manzoni n'est qu'introductive, pour signifier que les œuvres de l'ami artiste autour desquelles j'écris quelques lignes nous invitent à marcher sur une fragile planète qui tourne, et que l'on peut se retrouver la tête en bas, de multiples  manières... D'ailleurs, pour ne pas chavirer, je vais avancer en m'appuyant sur trois de ses dispositifs qui m'ont frappé lorsque je les ai vus, dans la dernière décennie. Le mot « dispositif » me semble plus adapté que « sculpture » ou « installations ». Et de toute façon, François n'est pas du genre à présenter ses pièces sur des socles !

Loggia était installée en 2008 au sommet des Hautes Relevées, au-dessus de Quieux où il habite. On ne pouvait pas être plus à ciel ouvert : petite cabane en toile tendue pendant l'été sur l'horizon vosgien. Je découvrais à l'époque cette zone du massif vosgien, ses chaumes d'après la tempête de 1999, et le Sentier des Passeurs ouvert à l'art par François et quelques complices. Cette petite cabane était circulaire autour d'un tronc décati, probablement frappé par la foudre s'il avait résisté à la tempête. Mais il était majestueux. La cabane translucide prenait toutes les lumières dans toutes les directions. Pas plus grande qu'un humain, elle était suspendue à 2 m au-dessus du sol et se balançait avec son arbre dans les divers souffles de vent, forts ou plus délicats ; de petits paquets, grigris et grelots ironiques suspendus sous sa jupe, gigotaient. Œuvre sans mécanisme, elle n'était que mouvements. Petite cousine légèrement chamanique de la Tour sans fin de Brancusi à Tirgu Jiu, je me suis demandé si c'était l'axe foudroyé du monde qui traversait Loggia.

J'écoutais Mahler en reprenant mon clavier le lendemain pour écrire autour de Demain les mouettes, seconde pièce qui m'a vraiment étonné. En lançant cette musique sur l'ordinateur, j'étais motivé par une association intuitive de mots et de métaphores : le Chant de la terre... Katleen Ferrier et Bruno Walter. Mais je n'avais pas prévu qu'en réécoutant cette symphonie lyrique j'allais à nouveau décoller vers une mystérieuse planète. Soit, j'ai supposé que c'était quand même notre Terre, peut-être sous sa face cachée. Puis, avançant dans mes réflexions traversées par la voix de Katleen Ferrier, j'ai cherché à me souvenir du nombre de mouettes exposées par François à Meisenthal en 2009. J’ai trouvé un petit film YouTube[2] sur l'exposition qui pouvait m'éclairer, mais là, sidération : l'enveloppe sonore produite par l'exposition était en parfaite consonance, avec le Chant de la terre diffusé simultanément. Grâce à la continuité de l'espace informatique, la « fêlure » harmonique des mouettes s'accordait à Mahler. Et l'impact sonore de l'installation à Meisenthal m'est revenu à l'esprit avec toute sa puissance. Ainsi que l'admiration que j'avais ressentie pour la manière d'investir la gigantesque halle verrière avec ce cœur de « moulins à vents » inspirés de Cervantès. La dizaine de mouettes, leur manivelle aux mains des visiteurs, et quelques cloches rudimentaires ponctuant le mélange de souffles et de sifflets, reconstituaient une nappe musicale tranquille et fêlée : la Terre était tombée de son socle, à moins que ce soit Gaïa, et elle chantait.

Rétrospectivement, ces mouettes me disent aussi combien les ouvriers verriers qui ont occupé cette halle pendant un siècle dans le bruit et la chaleur appartiennent déjà l’actuelle ère géologique baptisée Anthropocène. Et donc Mahler avec eux. Et Charles Fourrier. Tous des Œuvriers. François expérimente des anti-monuments qui leur semblent dédiés. Pour analyser ce souvenir du site industriel réactivé par le chant des mouettes parmi les fours éteints, il faudrait creuser ce qui relie le Manifeste des Œuvriers[3] et Charles Fourrier qui s'opposait (avant Marx et différemment) « aux industrialistes prônant un faux progrès incapable de penser l'association des ouvriers avant celle des maîtres[4] ».

Ce lien entre le Chant de la terre et les œuvriers, aussi ténu soit-il, je l'ai ressenti grâce au tour de manivelle que nous étions invités à engager pour faire souffler les mouettes. Aussi modestement « œuvrier » qu'il soit, ce geste engageait ma participation à une sorte d'orchestre ordinaire capable « d'ouvertures cosmiques » comme écrivait Paul Klee. Face aux paradoxes d'une œuvre à la recherche de telle ouvertures, Paul Klee précisait que « pour une telle œuvre il faut des moyens très simples, presque infantiles, mais il faut aussi les forces d'un peuple, et c'est cela qui manque encore[5]». Et toujours, faudrait-il ajouter. D’où les convergences de volontés proposant le manifeste des œuvriers, ou des projets de « phalanstères » sous forme de squats d'artistes aux quatre coins du monde... et pour François, la nécessité de s'impliquer dans l'activité locale et politique des situations qu'il habite : sans relâche dans les Vosges, dans la vallée du Rabodeau, avec la communauté d'agglo, la région, dans d'autres régions, sur d'autres plateaux. Est-ce pour rencontrer ou pour inventer ce « peuple qui manque » ?

Cette quête est à la fois rationnelle et mystérieuse, probablement un peu épuisante aussi. Et je me demande à quel degré ses engagements quotidiens dans des situations sociales dont le moteur est l'art, ont pu lui inspirer les rameurs perpétuels. Il s'agit du 3e dispositif que je veux évoquer, le 3e pied d'un panoptique contenant ses productions de la dernière décennie. Il produit un effet de synthèse qui rassemble le mouvement jusqu'à l'absurde, le jeu (drôle et social) et l'ingéniosité qui peut se traduire dans des mécaniques rudimentaires.

Enfermés dans leur mouvement, les rameurs perpétuels sont en suspend dans un cadre naturel qu'ils révèlent pour ce qu'il est : un assemblage accueillant d'arbres, de ruisseaux, de rochers et d'oiseaux, toute une atmosphère qui ne craint pas l'absurde. J'ai découvert les rameurs perpétuels dans le cadre du festival artistique Horizons 2015 (autour du Puy de Sancy), au pied d'une cascade. Le dispositif renvoyait à la rivière l'image de son énergie potentielle, et aux humains « leur capacité à intégrer des machines dans des relations semi-animistes.[6]» Peter Sloterdijk prolonge cette idée de relation avec les machines de manière un peu abrupte, mais adaptée à la situation : « L'humanité n'a jamais été que l'art de créer des transitions. Si les hommes sont des  animaux fabricant des machines, ils sont plus encore des créatures produisant des métaphores[7]».

Mais de quoi « ramer sans avancer » peut-il être la métaphore ? Connaissant François, j'opte pour l'hypothèse que ce balancement perpétuel, surdéterminé comme le battement d'un cœur, nous ouvre à ce qu'est le jeu, le jeu du vivant ; enrichi d'une capacité particulière que possède l'art, celle d'être associée à l'idée de pure perte. On pourrait considérer que cette notion n'est vitale que pour l'individu artiste. Mais comme les rameurs perpétuels sont potentiellement cinq sur leur radeau immobile, j'en déduis qu'ils peuvent constituer une famille ou le début d'une communauté. L'importance de la pure perte est dans son partage.

Parmi les mots-clés semés comme de petits cailloux blancs au fil de ce texte, celui qui résonne le plus dans la démarche de François est donc le jeu. Son association à l'art a été éclairée de multiples manières, mais celle qui importe ici trouve probablement ses origines au début des années 1960, dans la démarche emblématique d'Allan Kaprow. Incarnant une détermination avant-gardiste appliquée au quotidien, souvent associé au mouvement Fluxus, à John Cage et quelques autres, Kaprow a défini l'approche de l'art comme une expérience, au cours de laquelle faire c'est savoir[8]. Ses écrits en français ont été rassemblés sous un titre explicite : l'art et  la vie confondue[9]. « Une odeur de fraises écrasées, la lettre d'un ami, 3 petits coups sur la porte d'entrée, un soupir ou une voix lisant sans fin, tout deviendra matière première à ce nouvel art concret » dit-il au tout début de sa carrière. Cette perspective prophétique est devenue habituelle. Mais une chose mérite d'être sans cesse réaffirmée, qui déjà émerge dans l'un des textes où il cite Johan Huizinga : « l'humanité joue l'ordre de la nature tel qu'elle conçoit celui-ci […] Chacun doit passer sa vie à jouer les jeux les plus beaux conformément à ce principe, et au rebours de son inclination naturelle […] L'extrême similitude des formes rituelles et des formes ludiques s'éclaire ainsi davantage. Il reste maintenant à établir dans quelle mesure chaque action sacrée pénètre dans la sphère du jeu »[10].

Cette rapide traversée de trois œuvres de François, Loggia, Les mouettes et les rameurs perpétuels, me conforte dans l'idée que l'esprit du jeu dans son travail est polymorphe, plein de tensions, et d'équilibres précaires. L'avatar de cet esprit joueur est une large balance faite de branches et de ligatures : d'un côté pèse la ritournelle du savoir perdre et du partage qu'accepte tout joueur, y compris artiste. De l'autre pèsent la nature et son inquiétante déconstruction, traversée par des rituels sacrés. 

Jean-François Gavoty - http://jfgavoty.free.fr/index.html

 

[1]       Paul Virilio, La pensée exposée. Textes et entretiens, Ed Babel et Fondation Cartier pour l' art contemporain, 2012.
[2]       Film réalisé par Vincent Ganaye en 2009 <https://www.youtube.com/watch?v=nCsLgbpeLrE>.
[3]       Manifeste des œuvriers, Roland Gori, Bernard Lubat, Charles Syvestre, Édition Actes Sud, avril 2017.
[4]       Charles Fourrier, détérioration de la planète, notes de 1822, in René Sherer, l'écosophie de Ch. Fourrier, Éd. Ecomica 2002.
[5]       Paul Klee, théorie de l'art moderne, Éd. Denoël-Gonthier, 1980.
[6]       Peter Sloterdjik, L'heure du crime et le temps de l’œuvre d'art, Éd. Calman-Levy, 2000.
[7]       Ibid.
[8]       John Dewey, L'art comme expérience, édition Folio, 2010.
[9]       Allan Kaprow, L'art et la vie confondus, Éd. Centre Georges Pompidou, 1996. En anglais le titre est « Essays on The blurring of Art and Life ». Une autre nuance donc : « le flou de l'art et de la vie ».
[10]     Johan Huizinga, Homo Ludens, Paris, Éd. Gallimard, 1951.